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jeudi 13 janvier 2011, par
Benoît CHRISTEN, Maison du Marais Poitevin
Que de jeux, que de jeux... ! Cette infinie variété pose quand même une difficulté majeure au joueur occasionnel : que choisir, comment et pourquoi ? Pour mieux définir ce que l’on recherche, on peut essayer de différencier toutes ces boîtes par grandes familles : les jeux abstraits, les jeux de cartes, les jeux de plateaux... Parmi ces familles, on peut encore classer les jeux par catégorie selon les thématiques, les formats, les niveaux de difficultés... ou selon les mécanismes utilisés.
A priori, rien ne ressemble plus à un jeu de pirate qu’un autre jeu de pirate. Pourtant, tandis que l’un mettra en avant les qualités de réflexion, de calcul ou de stratégie des joueurs, l’autre distinguera plutôt les capacités d’élocution, de mémoire ou encore les connaissances générales des participants…Cela tiendra à de petits éléments de règles qui s’agenceront comme des rouages pour créer le type de jeu, son ambiance et sa difficulté. On peut qualifier ces éléments de mécanismes.
Ceux-ci concerneront autant les objectifs à atteindre (rejoindre l’arrivée le premier, connecter deux points d’un plateau, conquérir un territoire), que la manière de les réaliser (en répondant à des questions, en remportant des enchères, en programmant ses actions)...
L’objet de cette intervention est de vous présenter les principaux mécanismes qui composent l’essence des jeux de société et de vous donner quelques exemples de jeu qui les utilisent avec bonheur.
Les taxonomies sont devenues un moyen d’aider le consommateur et ludophile averti à bien s’y retrouver à travers de jeux de plus en plus variés et complexes dans leurs structures. Il n’existe pas de taxonomie unique dans les jeux de société. Toutes celles qui furent émises depuis maintenant 450 ans ont toujours affiché leur part de subjectivité propre à leurs auteurs. On peut distinguer la taxonomie de la classification théorique des jeux (issue des travaux de Von Neumann et Morgenstern), qui détermine les jeux selon leur composante combinatoire (présence ou non de réflexion), la présence de hasard et la qualité de l’information détenue par les joueurs (complète ou incomplète).
Cette classification permet d’obtenir des classes étanches, certaines classes étant d’ailleurs vides car impropres, mais ne permet pas d’entrer dans le coeur du jeu. (bibliographie : Le livre des jeux de pions, Michel Boutin, Bornemann (Collection « L’Univers du Jeu »), Paris, 1999, 168 pages, ISBN 2-85182-597-6).
La taxonomie que nous allons utiliser se base sur les mécanismes et ne prétend pas définir de catégorie étanche, puisque de plus en plus de jeux mêlent plusieurs mécanismes parfois pour créer de véritables OLNI. Exemples : Dart Wars (un jeu de conquête territoriale mélant le Risk aux fléchèttes) ou Flix (un jeu de connexion et de dextérité).
Jeux à caractère arithmétique
Du grec arithmêtikê , qui veut dire « en rapport avec le nombre (arithmos) », « arithmétique », cette famille correspond aux jeux « de nombre et de situation » de Leibniz. Ils sont les plus accessibles et les plus fondamentaux, chaque joueur ayant au départ la même chance de gagner puisque la résolution du jeu ne dépend que du déroulement de la partie. Leur issue se solde toujours par un seul gagnant. Toutes les règles sont intégralement fondées sur des principes mathématiques et logiques.
Au premier rang des mécanismes arithmétique : les enchères. Le principe de base est souvent le même : chacun son tour propose une mise et surenchérit jusqu’à ce qu’il ne reste qu’un joueur en lice. Dans l’idéal, cela signifie que les enchères interviennent ainsi comme élément régulateur, chaque joueur étant maître de ce qu’il dépense pour acquérir des avantages, le droit de jouer en premier, l’acquisition de cartes, l’obtention de points de victoire... Tout l’art est de dépenser ce qu’il faut, juste assez pour ne pas risquer de manquer de ressources pour les tours suivants. En réalité, les relations entre joueurs peuvent conduire à dépenser ou à faire dépenser davantage que prévu.
Ce type de mécanisme peut revêtir différentes formes : les enchères successives, où chaque joueur détermine s’il reste en jeu ou s’il passe, les enchères à révélation simultanée, où chaque joueur cache sa mise et tout le monde la divulgue en même temps.
Des formes évoluées d’enchères, comme les jeux de majorités rendent l’enchère valable sur toute une partie et sur plusieurs zones en même temps.
Des formes plus simples, comme les jeux de plis (ou levées) les rendent valables uniquement sur un tour de jeu. La répartition ou la destination des mises fait également l’objet de règles parfois très astucieuses (l’argent pouvant par exemple être réparti entre ses adversaires).
Définition
Jeu d’enchère : divertissement dont le défi consiste à obtenir des gains en surpassant, à court ou à long terme, les propositions ou les actions émises par ses adversaires
Jeu d’enchère pur : divertissement dont le défi est d’atteindre la victoire en tirant habilement profit d’un mécanisme de mise aux enchères.
1. Enchères
Enchères anglaises : Ce sont les enchères classiques. Celles que l’on retrouve dans la plupart des jeux utilisant le mécanisme des enchères, où il ne suffit aux joueurs que d’affirmer ouvertement leur désir de surenchérir sur un prix précédemment annoncé.
Exemple : High Society, L’Encanteur, Caramba (Schacht), Filou, For sale
Enchères cachées : Ce sont des enchères à information incomplète. Les pouvoirs d’achats des joueurs sont toujours dissimulés des adversaires. Le temps venu des appels d’offres, les mises sont choisies secrètement et révélées simultanément par tous les joueurs.
Exemple : Stupide Vautour, Hoppla Lama
Enchères hollandaises : On parle ici d’enchères où le prix de l’offre est fixé au départ et diminue ensuite, jusqu’à ce qu’un joueur décide d’acheter au prix alors indiqué.
Enchères japonaises : Enchères où les joueurs doivent payer à tour de rôle pour maintenir leur participation aux enchères. Le gagnant de l’offre est le joueur qui se sera maintenu le plus longtemps alors que tous les autres auront arrêté de payer.
Exemple : Non Merci, Mogul
Enchères à un tour : Une variante des enchères anglaises, où les joueurs ne peuvent faire qu’une seule offre à tour de rôle et ne point surenchérir ultérieurement.
Exemple : Râ, Medici
Enchères de Vickrey : Elles tiennent leur nom de leur défunt inventeur, William Vickrey, récipiendaire du prix Nobel d’économie en 1996. Les enchères de Vickrey sont celles qui furent adoptées pour le célèbre site eBay. Il s’agit d’une variante des jeux d’enchères cachées, laquelle a ceci de particulier que le meilleur enchérisseur paiera le montant de la deuxième plus haute enchère proposée.
Exemple : Das letzte Paradies
Enchères à somme nulle : Les enchères en somme nulle ne sont pas un type d’enchères à part entière mais plutôt une caractéristique supplémentaire aux types d’enchères ci-haut. Elles se distinguent du fait que le montant déboursé pour l’offre est redistribué à un ou plusieurs autres joueurs.
Exemple : Boursicocotte, Serengeti, Die Weinhandler.
Enchères démocratisées : Ici aussi nous avons plutôt une caractéristique supplémentaire venant enrichir l’un des types d’enchères ci-haut mentionné. Alors qu’une mise en enchère normale récompense uniquement le plus offrant, les enchères démocratisées permettront aux autres enchérisseurs de faire un gain en fonction du montant qu’ils ont proposé respectivement.
Exemple : Dolce Vita, For Sale, Vom Kap bis Cairo
2. Connexions
Les jeux de connexion reposent sur un principe simple : il s’agit de relier entre eux des zones du plateau de jeu ou des éléments du matériel pour créer des itinéraires, des territoires communs... Le principe peut être mis en application de différentes façons : les itinéraires ou zones devant être étendus de façon continue ou discontinue, avec des règles de poses plus ou moins contraignantes.
3. Conquêtes
Les jeux de conquête ou de développement donnent à chaque joueur la même capacité de départ. Par la suite, les stratégies et choix tactiques vont permettre à chacun de prendre l’avantage, si les options de jeu retenues portent leur fruit. Les caractéristiques des jeux peuvent inclure le recours à un système de majorité, un affrontement direct entre les joueurs, une accumulation régulière de capacités spéciales, de points de victoire ou l’obtention de récompenses intermédiaires. Les objectifs sont généralement connus de chacun, la possibilité d’atteindre les objectifs sont multiples et les décisions sont parfois difficiles à prendre ou dépendent grandement de ce que vos voisins décident de joueur.
4. Parcours
Atteindre un destination le premier, le plus vite
Exemple : Course des tortues / Big points / Galloping pigs / Heriss’Olympik
5. Programmation
Les joueurs préparent leurs actions simultanément et les révèlent en même temps ou au fur et à mesure. C’est une manière de ne pas faire appel au hasard pour introduire de l’incertitude dans le jeu. En fonction des choix des joueurs, une stratégie mûrement réfléchie pourra se révéler totalement inefficace. L’intuition et le bluff font partie intégrante des jeux de programmation.
Exemple : Karibik, Piranha Pedro, Key Largo
La famille des jeux dialectiques, du grec dialegesthai, « converser », et dialegein, « trier », « distinguer », se rapporte à ces jeux qui sont apparus à partir de la fin du XVIIIe siècle, ceux que les Anglais appelaient « parlor games », où la communication et les échanges étaient au centre du divertissement. Les jeux dialectiques reposent sur des aspects qualitatifs, cognitifs et expérientiels, ce qui peut conduire à avoir plusieurs gagnants, le jeu n’étant pas à somme nulle. Ils sont également dépendant du niveau des joueurs et de leur pré-requis, les acquis du joueur sont mis en avant, face à sa capacité à raisonner (mémoire, facilité à chanter, à improviser...).
Une deuxième catégorie de mécanisme repose sur le langage, l’expression, les relations entre les joueurs, ainsi que la culture générale ou les connaissances accumulée en cours de partie.
Loin des jeux de rôles, fondés sur des univers précis, des personnages aux caractéristiques complexes et des aventures hors du commun, les jeux basés sur une mécanique théâtrale font prendre un rôle précis (ou plusieurs) à chaque joueur durant une partie. Des jeux de commerce, de coopération, d’élection ou de bluff peuvent ainsi être considéré comme assignant une fonction et des possibilités d’action précises à un joueur, alors qu’il ne les aurait jamais exercées dans la réalité ! Parfois, les rôles doivent être tenus secrets, les joueurs jouent alors selon des règles particulières, sans devoir le montrer.
Les jeux de connaissances
Il faut distinguer les connaissances des participants avant le jeu et celles que l’on acquiert durant le jeu. En premier lieu, la culture générale ou particulière des participants, ou leurs capacités à effectuer des associations d’idées, à faire preuve d’imagination. Elle est parfois canalisée par des contraintes (tirages de lettres, modes de réponse…) ou équilibrée par la mise en valeur des connaissances établies pendant le jeu et la combinaison de la mémoire et des facultés de déduction (ou d’intuition).
Les jeux dynamiques visent à instaurer un rapport physique entre les joueurs, « dunamos » est le terme grec pour « force ».
Les règles sont d’ordinaire simples. La raison ou la réflexion ne sont pas sollicité, au contraire de l’habilité physique ou de la rapidité de décision et d’exécution.
Leibniz distinguait déjà des jeux « où entre le mouvement », où l’espace et le temps interviennent pour distinguer les capacités spontanées des joueurs.
1. Rapidité
Exécution d’actions simultanément.
Ce mécanisme est souvent utilisé pour donner du rythme à un jeu qui sans cela serait assez basique. Chaque joueur a la même opération à effectuer que ses voisins, et en même temps qu’eux. Le premier à réaliser l’action correctement l’emporte. La rapidité est fréquemment associée à l’observation, ce qui permet de ne pas avantager forcément le plus prompt... mais celui qui a réalisé l’action adéquate le premier.
Exemple : Flix Mix, Pippo, Turbo Taxi, Crazy Circus
2. Dextérité/Adresse
Exécution d’action avec dimension physique
On retrouve avec bonheur dans cette catégorie des jeux consacrés aux enfants, mais qui peuvent être pratiqués avec plaisir par les parents.
L’adresse peut se matérialiser de plusieurs manières différentes : déplacer un objet en le poussant ou en lui soufflant dessus, poser d’un objet sur une construction branlante ou l’en enlever, lancer un objet vers une cible, déplacer un objet en le contrôlant avec un ustensile
Les jeux d’adresse (ou de dextérité) sont souvent considérés comme très simples, voire simplistes alors qu’ils s’accompagnent généralement des règles très précises. On peut citer des jeux traditionnels comme les jeux de palets ou les jeux de boules, jeux d’adresse par excellence, dont les règles de tournois sont devenues particulièrement alambiquées au fil du temps.
Exemple : Monstermaler, Rattlesnake, A vos Marques, Catch Catch, Fou volant, Burg Ritter
Le hasard de la répartition des cartes que l’on mélange, le hasard du dé que l’on lance, le hasard du joueur qui joue avant nous ou après nous, le hasard de la programmation des action... est-ce réellement du même hasard dont on parle ? De nombreux éléments d’incertitude peuvent être minimisés par les probabilités. S’en remettre au dé pour obtenir un 6 (une chance sur six) ou décider qu’une action est possible en comptant sur un 4 au minimum (une chance sur deux) relève davantage d’une prise de risque que d’une opération du Saint-Esprit ! De nombreux jeux incorporent des lancers de dés ou une distribution aléatoire des cartes sans pour autant constituer des jeux de hasard. On pourra plus aisément les qualifier de jeux de prise de risque ou d’opportunisme, où la chance du tirage pourra certes jouer un rôle, mais où l’optimisation des actions sera sans doute plus important pour obtenir le gain de la partie. D’autres jeux mettent en exergue les interactions entre joueurs, ce qui rend la prise de décision parfois aussi hasardeuse que le lancer d’un dé à vingt faces, et l’anticipation des choix de ses adversaires particulièrement ardue. La gestion de l’incertitude, en ayant une pioche visible, en pariant sur les lancers de dés, constitue l’un des principaux champs d’investigation ludique. On est loin de la roulette et souvent plus proche des mathématiques probabilistes... sans s’en douter.
Un exemple : Le jeu de l’oie
Seule la chance permettra de l’emporter, le jeu n’étant qu’une succession de lancer de dés.
Un exemple : Le backgammon
Les lancers de dés peuvent être répartis sur des pions. Le hasard aura son importance mais la technique de jeu départagera les adversaires.
Un exemple : le Poker (variante Texas Hold’em)
Le hasard (totalement omniprésent, puisque les cartes sont distribuées face cachées) est compensé par les probabilités d’apparition des cartes, par la psychologie et les codes utilisés par les joueurs : hésitation / rapidité de choix, hauteur des mises, type de mouvement selon la position dans le jeu, l’ordre de jeu etc.
Ces éléments, qu’on peut qualifier de techniques de jeu, visent à rendre une manière de jouer lisible et de rendre un bluff crédible sur une main faible, ou faussement faible.
Les spécialistes s’accordent à dire que le jeu, basé à 100% sur du hasard, devient lisible à 75 % entre professionnels, alors qu’entre débutants, la part d’interprétation reste limité à 25 %.
Chaque type de mécanisme a ses amateurs, ses sceptiques ou ses allergiques, mais on assiste de plus en plus au mélange ou à l’agencement de plusieurs mécanismes au sein d’un même jeu. En effet, rares sont désormais les règles qui ne se basent que sur un seul mécanisme. Cela s’explique par le fait que l’univers des jeux de société est de plus en plus connu et balisé et que, dès lors qu’un mécanisme novateur apparaît, il est copié, réutilisé et parfois amélioré en étant lié avec un mécanisme existant.