Accueil > Questions de fond > Le jeu : repères et controverses > Le jeu Terra, créé pour l’UNESCO en 2003 (Bruno FAIDUTTI)
jeudi 13 janvier 2011, par
Article extrait de la Lettre du GRAINE n°19, 2010.
Entretien avec Bruno FAIDUTTI (1), réalisé par Véronique BAUDRY (2) complété d’extraits du site de l’auteur
Bruno Faidutti, vous êtes un auteur de jeu connu. Vous êtes en même temps professeur de lycée. Quelle discipline enseignez-vous ?
J’ai une formation d’historien et je suis aujourd’hui professeur d’économie.
Quel est le principe de Terra ?
Le principe du jeu est assez simple : les joueurs ont en main des cartes de valeurs différentes, qui peuvent servir à résoudre les différentes crises, sociales, diplomatiques et écologiques, qui surviennent au cours de la partie dans les différentes régions du monde. Les joueurs peuvent parfois marquer des points en contribuant à résoudre les crises, mais surtout et en mettant fort égoïstement des séries de cartes de côté. Tout le problème, bien sûr, vient de ce que les cartes ainsi mises de côté ne sont plus disponibles pour résoudre les crises, et que lorsqu’il y a trop de crises... boum, ça pète et tout le monde a perdu.
L’idée est de faire réaliser aux joueurs que, bien que chacun cherche à gagner, si l’on ne domine pas collectivement les crises, alors le monde va à sa perte et tout le monde sort perdant.
À l’arrivée, le jeu tient parfois plus du chantage que de la collaboration désintéressée. Mon expérience est qu’une partie sur deux, environ, se termine par une crise majeure et la défaite de tous les joueurs qui n’ont pas pu, selon les termes de la règle, mettre en place les conditions de la paix et du développement durable.
Avez-vous fait beaucoup de recherches pour construire le jeu, notamment sur les problématiques environnementales ? Avez-vous fait valider les messages environnementaux contenus dans les cartes résolution ?
Non, je n’ai pas fait de recherches spécifiques pour ce jeu. Je ne fais jamais de recherches pour un jeu. J’en ferai s’il s’agissait de faire des jeux historiques.
Je ne me suis pas (pré)occupé des contenus sur l’environnement. Je me suis d’abord intéressé à la mécanique, puis au thème, en veillant à le traiter de façon suffisamment humoristique. Aussi, je n’ai pas eu besoin de me documenter. Mes références ne relèvent pas de l’érudition.
Pouvez-vous revenir sur l’origine de la demande pour le Forum ? Sur quoi portait la commande ?
Le cahier des charges était de concevoir un jeu sur le thème paix, développement durable et diversité culturelle à l’occasion du Forum international des cultures qui allait se tenir en 2004 à Barcelone. L’objectif était de créer un jeu sur le dialogue, la coopération et la générosité entre les peuples pour sensibiliser le public sur le problème de la survie de la planète.
Le thème imposé était donc le développement durable et la coopération. Je n’étais pas chaud au départ. Selon moi, un jeu n’est pas fait pour défendre des idées. Il doit être aussi déconnecté que possible de la réalité.
C’est Oriol Comas, un créateur de jeu catalan qui vit à Barcelone - ville où allait se dérouler le Forum international des cultures en 2004 – qui m’a convaincu que ce jeu serait pour la bonne cause. Je n’avais pas envie de lui dire non. Tout en ayant été convaincu, je restais fondamentalement sceptique sur l’idée qu’on puisse faire des jeux pour défendre une cause qu’elle quelle soit.
Les jeux que je conçois et que j’aime faire ou auxquels j’aime jouer sont des jeux méchants. Terra est un jeu méchant.
Je n’ai pas rédigé les cartes résolution qui proposent des actions, des comportements, des choix politiques (trier ses déchets, encourager les énergies renouvelables, lutter contre le racisme, prévenir les conflits...). Ces textes ont été écrit ultérieurement par le maître d’ouvrage (UNESCO).
Je me seulement occupé de la mécanique de ce futur jeu. Le mécanisme de jeu est mon propre choix.
Moi j’ai construit la mécanique, avec les différentes zones et les différents thèmes.
Quelle mécanique ludique avez-vous choisi ?
Pour moi, un jeu c’est d’abord un mécanisme. Je suis parti du paradoxe d’Olson. C’est un paradoxe connu en sociologie et que j’ai eu l’occasion de découvrir dans mes études de sociologie. On m’a demandé un jeu gentil, coopératif. Je n’avais pas envie. J’ai cherché comment pervertir cela... en jouant sur le paradoxe d’Olson. Ainsi, ce qui est pervers dans Terra, c’est que celui qui gagne c’est le seul à être individualiste en tant que joueur. Et cela montre bien le paradoxe de ce type de situation. Et comme dans tout paradoxe, il n’y pas nécessairement une solution.
C’est pour ça que j’ai fait ce jeu, parce que je pouvais faire un jeu avec la thématique et le message coopératif très fleur bleue commandé et où on peut jouer méchamment.
Je me suis inspiré du jeu Republic of Rome, qui met en scène des groupes d’influence au Sénat romain, le but étant de s’affaiblir les uns les autres. J’ai trouvé l’idée intéressante. Si on se tire trop dans les pattes, on perd. J’ai travaillé en épurant ce jeu et en le simplifiant.
Vous n’appréciez pas les jeux éducatifs (3), cependant Terra est parfois présenté comme un jeu éducatif.
Certes, Terra un jeu qui fait passer un message sur une thématique mais c’est le passager clandestin qui gagne. J’ai perverti ainsi le message éducatif.
Je suis réticent aux jeux éducatifs car je suis prof et je connais les dégâts du discours ludo-éducatif. Quand on enseigne de manière ludique, on enseigne mal. Et inversement, quand on joue pour apprendre, on joue mal.
Je suis violemment hostile à l’usage du jeu dans l’éducation. Selon moi, dire qu’on peut apprendre en jouant c’est néfaste. C’est laisser croire qu’on peut apprendre sans travailler. Je ne connais pas un seul jeu éducatif qui soit intéressant.
Je trouve par exemple malhonnête de dire qu’on va faire découvrir l’histoire à travers un jeu. Les enseignants qui prétendent faire cela ont envie de jouer et cherchent un prétexte – selon moi – pour introduire le jeu dans leur boulot.
Moi je pense que le jeu on peut le faire à côté du boulot. Et que quelque part ça ne marche que si c’est à côté du boulot.
A partir du moment où on dit à un enfant, et bien écoute tu vas apprendre des trucs en jouant, il est là dedans pour apprendre des trucs, donc il ne joue plus, il ne s’amuse plus !
Ce qui fait l’intérêt du Jeu, sa fonction sociale, c’est justement que ça n’a aucun objectif extérieur au jeu.
Après la partie, on est ni plus intelligent ni plus con qu’avant. A la limite qui a gagné on s’en fiche. On avait des objectifs dans le jeu, on est sorti du monde et on y revient après, et c’est indépendant. A partir du moment où le jeu est là pour qu’on apprenne, cette cassure avec le réel disparaît.
On ne peut pas être en même temps joueur et prof. Je suis contre le jeu pédagogique.
Ce que j’ai vu comme expérience dans des stages sur les utilisations pédagogiques sur l’économie ou la gestion d’entreprise, pour moi, c’est une arnaque.
Si Terra est un jeu intéressant – car amusant, c’est parce que je n’ai pas totalement respecté le cahier des charges, notamment sur la coopération. Ce que j’y apprécie c’est l’humour de la mécanique. J’ai fait un jeu faussement collaboratif. Selon moi, beaucoup de jeux de coopération purs tournent finalement au casse-tête !
Une nuance : le jeu éducatif avec les très jeunes
Tout ce que je viens de dire peut être différent avec des très jeunes, je parlais surtout avec des ados. Avec ce type de public, peut-être que le Jeu est un peu plus adapté pour retenir leur attention.
Terra est cependant utilisé par des enseignants et des animateurs !
Oui, je sais qu’ils l’utilisent. S’ils l’utilisent comme jeu éducatif, tant mieux pour eux. Moi, quand je fais des cours de sociologie, par exemple quand je parle de développement durable, des conflits sociaux, il m’arrive d’utiliser le paradoxe d’Olson, c’est-à-dire d’expliquer. Mais si au lieu de l’expliquer en 5 minutes, je sortais le jeu pour faire une partie qui dure 45 minutes, j’aurais l’impression d’avoir perdu du temps ! Alors qu’en 5 minutes d’explication, ils ont compris et je peux passer à autre chose.
Que conseilleriez-vous à des animateurs qui veulent jouer à Terra avec des enfants (par rapport aux messages environnementaux) ?
Les messages qui sont sur les cartes résolution sont assez gentillets, bateau. Ils ne sont pas très compliqués. Tout le monde sait cela. Pas besoin d’un jeu pour en prendre conscience.
Le Jeu n’est pas fait pour être comme dans le jeu ou faire ce que dit le jeu. Dans Terra, on ne s’entraîne pas à être gentil dans le réel tout comme dans les wargames, on ne s’entraine pas à tuer !
Je ne conseillerais pas à des animateurs de jouer à Terra dans l’objectif de faire passer des messages. Une exploitation après la séance de jeu, oui. Après tout, on me l’a demandé dans cette optique-là. Si on a mis ces textes-là sur les cartes, c’est parce qu’il y avait cette idée de faire ensuite un petit discours pédagogique un peu bien pensant à partir de ce qu’on lit sur les cartes.
Moi je ne m’en sers pas comme ça. Moi quand je joue à Terra, j’essaie de gagner !
Pour moi, l’information essentielle de ce jeu est de faire réaliser le paradoxe. De faire réaliser à tout le monde qu’on est dans une situation où si chacun cherche son intérêt personnel, effectivement on va au casse-pipe. Qu’en matière d’environnement, il n’y a pas de main invisible. Si je fais comprendre ça, c’est déjà pas mal ! C’est plus ça le message que les cartes qui disent il faut trier les déchets dans la bonne poubelle, parce que ça tout le monde le sait, tout le monde l’entend. En faisant réaliser le paradoxe, les gens comprennent un peu mieux pourquoi ils sont impliqués là-dedans.
Pensez-vous que les joueurs eux-mêmes doivent avoir des pré-requis sur l’environnement afin de pouvoir jouer à Terra ? Le considérez-vous adapté au public mentionné sur la boîte de jeu : dès 8 ans ?
Il n’y a pas de pré-requis à avoir pour jouer à Terra.
L’âge indiqué sur la boîte de jeu est un choix de l’éditeur. Pour moi, ces indications sur les boîtes ne sont pas des critères pertinents.
Pour ma part, je ne l’ai testé qu’avec des amis adultes, des gens de mon âge, 40-50 ans. Jamais avec des enfants. Je n’ai pas de retours. Je ne suis pas sûr que ça marche très bien avec des moins de 10 ans.
Selon vous, l’objectif de sensibilisation ouvertement demandé par l’UNESCO est-il atteint ?
Je n’ai pas de retours officiels de l’UNESCO.
La sensibilisation et l’angoisse (du réel) (4) ne prennent-elles pas le dessus sur le ludique et le plaisir de jouer ?
Non, l’angoisse ne prend pas le dessus. C’est un jeu ! On a pas peur quand on joue à la guerre. Je trouve même qu’il y a plus d’angoisse à jouer aux échecs !
Ce jeu est dérangeant quand on saisit le paradoxe. Il y a des personnes que celui-ci gêne, d’autres que ça amuse. Les premiers s’attendaient peut-être à un jeu gentillet.
Moi, j’ai dit le message officiel et son contraire.
Alors que dire à ceux qui veulent utiliser ce jeu en EEDD ?
Que ce jeu fait apprendre le paradoxe d’Olson : quand chacun cherche son intérêt personnel. Pour moi, c’est ça son intérêt.
Il peut être utilisé pour parler de l’effet NIMBY (not in my backyard). Il s’applique à plein de choses actuelles (comme les grèves, où la population entière bénéficiera des résultats de la lutte d’autres).
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1 Créateur de jeu
2 Coordinatrice éducative au GRAINE Poitou-Charentes
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