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jeudi 13 janvier 2011, par
Article extrait de la Lettre du GRAINE n°19, 2010.
Texte initialement paru sur le site du réseau Ludus (1)
Avertissement des auteurs : ce texte a été écrit il y a plusieurs années lors de la mise à jour du site internet du Réseau Ludus et n’a pas été retouché ensuite. Si les arguments restent à peu près les mêmes sur le fond, il ne tient pas compte des dernières réflexions sur l’intérêt du jeu en classe. Il reste donc à l’actualiser par des références récentes.
On pourrait croire qu’une innovation pédagogique qui repose sur l’utilisation des jeux en classe reçoive le soutien des ludologues patentés (spécialistes du jeu), ainsi qu’une base solide dans les écrits des grands pédagogues du passé. Or, il n’en est rien ! Rejeté par les pédagogues car trop ludique, rejeté par les ludologues parce que pas assez ludique, le jeu pédagogique marche sur un sentier étroit.
Mais comme nous sommes prêts à argumenter, puisque nous avons des faits à l’appui et pas seulement une réflexion de laboratoire, nous vous proposons de découvrir nos faux-amis.
Un point de vue critique a été relayé par un ministre de l’Education Nationale :
"Trois grandes conceptions de l’enseignement avaient déjà été imaginées par les philosophes du 18e s. Idéalement, la première voulait laisser une liberté absolue à l’enfant : c’est l’éducation par le jeu, qui correspondait, selon une analogie profonde avec la politique, aux premières figures de l’anarchisme. La deuxième en est le contraire exact : le dressage, équivalent de l’absolutisme, dont Rousseau avait déjà noté qu’il convient sans doute à des animaux mais non point à des êtres libres. (...)
Comment respecter la liberté de l’enfant tout en lui enseignant une discipline ? Réponse : par le travail. C’est lui qui fournit le "concept synthétique", la solution de cette opposition frontale entre le jeu et le dressage (...). A l’anarchie du jeu et à l’absolutisme du dressage, succède ainsi le "républicanisme" du travail (...)
L’illusion pédagogique par excellence, celle qui a fait tant de ravages dans les dernières décennies, tient à ceci : on a cru trop longtemps qu’il était possible de séparer motivation et contrainte, qu’il fallait d’abord intéresser les élèves pour les amener, seulement dans un second temps, à travailler. Ne caricaturons pas : c’est en partie vrai, et tous les enseignants le savent. Mais c’est aussi largement une erreur (...)
A bien des égards, ce n’est pas la motivation qui fonde le travail, mais l’inverse. N’ayons pas peur des mots : la culture scolaire peut et doit être passionnante, mais sa finalité première n’est pas de divertir (...)."
Luc Ferry, Le Monde, 15/10/2003.
Paradoxalement, si beaucoup de pédagogues reconnaissent l’importance du jeu chez l’enfant, peu acceptent qu’il devienne un outil pédagogique à part entière. S’ils portent aux nues le "jeu libre" (souvent pour le petit enfant), le jeu pédagogique devient condamnable en classe.
Les quelques pédagogues à avoir vraiment proposé l’introduction du jeu en classe sont en effet fort rares. Ils sont restés minoritaires [Montaigne, Rousseau, Froebel, Alain, Jean Château]. Le jeu fit son retour dans la pensée pédagogique au début du 20e s., mais surtout grâce aux pionnièr(e)s de l’école maternelle, en particulier Maria Montessori, Edouard Claparède, Ovide Decroly et ces grands oubliés que sont John Dewey et Roger Cousinet. Mais leur pratique réflexive n’est pas passée dans les actes ; cela est malheureusement valable pour la totalité de leur oeuvre et pas seulement pour le jeu.
La position d’un grand pédagogue comme Freinet est d’ailleurs révélatrice. Lui aussi reconnaît l’importance du jeu pour l’enfant... mais en dehors de l’école. Il dénonce même les excès du jeu dans notre société (le "jeu-haschich" qui, selon lui, recouvre non seulement les jeux grand public comme les jeux de hasard mais également la littérature d’évasion, la radio, le cinéma...). Jean-Marie L’Hôte a qualifié plus tard cette invasion du jeu "ludisme".
Freinet se montre donc réservé envers la démarche des pionniers comme Montessori, ce qu’il nomme le "jeu-travail" (le jeu pédagogique qui amène à apprendre).
Il lui préfère le "travail-jeu" : le travail doit devenir un besoin aussi naturel que le jeu pour le petit enfant, un travail sans tyrannie, sans exploitation, sans aliénation, un travail qui ait du sens pour chacun et pour la communauté (dans "L’éducation au travail") et dans lequel on s’investirait aussi naturellement et avec autant de plaisir que dans un jeu.
On trouve donc là un surprenant mélange de marxisme, de morale et de "jansénisme laïque", pour reprendre la belle expression de Martine Mauriras-Bousquet (2) , c’est-à-dire une méfiance viscérale à l’égard du résultat obtenu sans peine.
On aurait pu croire que l’invention des jeux de simulation dans la seconde moitié du 20e s. soit l’occasion de renouveler la pensée pédago-ludique... Hélas, malgré de multiples initiatives (très souvent anglo-saxonnes), le jeu pédagogique est resté une pratique minoritaire qui semble intéresser bien peu d’enseignants. Il est d’ailleurs notable que les professionnels de l’éducation qui se sont lancés dans cette aventure pour leurs classes soient très souvent d’anciens joueurs (lors de leur adolescence notamment).
C’est ce souvenir qui les a motivés pour introduire le jeu en classe et très rarement l’inverse (un souci de renouvellement pédagogique qui aurait amené au jeu). C’est d’ailleurs le cas de vos serviteurs et d’une bonne proportion des stagiaires que nous avons croisés lors de nos formations (3).
Cette maigreur de la pensée pédagogique contemporaine envers le jeu fait d’ailleurs la joie des professeurs stagiaires qui rédigent un mémoire professionnel sur une expérience de jeu en classe : contrairement à des domaines pléthoriques, voire bavards comme l’évaluation ou la motivation (et depuis peu de temps l’ordre et la discipline), les ouvrages de la bibliographie de leur travail se comptent sur les doigts d’une main.
Alors ? Nous n’attendons pas, passifs et paralysés, Godot sur notre banc, mais si les sciences de l’éducation venaient voir dans nos classes, ils y trouveraient de quoi travailler.
Nous appelons ludologues tous ceux qui ont fait de l’étude du jeu leur objet de recherche en sociologie, en histoire, en sciences de l’éducation et souvent les trois à la fois.
On aurait pu croire que ces admirateurs du Jeu soient des partisans de son introduction en classe... Que nenni ! On trouve sous leurs plumes des condamnations sans appel du "jeu éducatif", qui semble être équivalent dans leur esprit à ce qu’est Georges Bush dans celui de Michael Moore.
Quelques exemples édifiants :
L’expression "jeu pédagogique" désigne une activité pseudo-ludique exercée avec une finalité éducatrice avouée. La qualification "jeu" est utilisée par commodité bien qu’une telle activité soit au sens propre "hors-jeu".
JM L’Hôte. Histoire des Jeux de Société. 1994.
A bas les jeux éducatifs et vive les jeux en famille ! Quand je parle de jeux éducatifs, je parle de toutes ces leçons déguisées en jeux où l’on joue tout seul contre le système et où on doit trouver la bonne réponse (...). Déjà l’école, ce n’est pas forcément drôle, alors si en plus les loisirs doivent être consacrés à l’apprentissage...
M. Frerichs-Cigli. Vox Ludi n°1. 2004.
En donnant [au jeu] une "mission" éducative, ne dénature-t-on pas l’objet initial du jeu pour le pervertir, le détourner et ainsi piéger le joueur ? Destiner un jeu à l’éducation en le masquant derrière une pratique ludique place inéluctablement l’objet ludique en porte à faux vis-à-vis de son praticien (...) le jeu d’apprentissage n’a malheureusement pas fini de faire parler de lui...
M. Rozoy et G.Besieux. Des Jeux sur un Plateau n°8. 2004
Ce point de vue est également celui qui prévaut dans l’équipe de Gilles Brougère à Paris XIII : (La dimension d’apprentissage des jeux éducatifs) est assez limitée (...). Les enfants ne cherchent pas à inscrire leurs jouets dans une logique éducative qui renvoie à une logique de soumission à l’adulte.
In Sciences Humaines, n°152, 2004.
D’une part, le jeu est par essence une activité libre et improductive. Le transformer en objet pédagogique le dénature car on force les élèves à y participer et le but est d’apprendre.
D’autre part, le jeu a un intérêt éducatif en soi (réfléchir, respecter les règles, négocier avec les joueurs, accepter le hasard, être fair-play...) ou plus exactement, c’est le contexte des relations sociales tissées autour du jeu (et du jouet) qui confère une valeur éducative : cette richesse disparaitraît dès lors que le jeu n’est plus une activité libre.
Ce sont effectivement des arguments de poids, avec lesquels nous sommes globalement d’accord. Oui, le jeu a un intérêt en soi. Oui, le jeu "libre" et le jeu en classe ont des différence. Voir tableau comparatif sur le site du réseau Ludus
Le "jeu éducatif" est un produit fini, vendu dans le commerce avec cette appellation (Nathan s’en est fait une spécialité). Ce sont en effet des jeux souvent peu attractifs, aux mécanismes peu originaux (quand ils ne sont pas de simples reprises des jeux de l’oie ou du Trivial Pursuit) et qui ne font plaisir qu’aux adultes qui l’achètent.
Ces jeux sont de toute façon peu utilisés dans le réseau Ludus car ils sont faciles à créer et n’apportent qu’une légère rentabilité pédagogique. Ils sont avant tout des jeux d’émulation, très souvent à base de questions-réponses. Ils sont très nombreux dans les rayonnages des magasins et faciles à trouver sur les vide-greniers (ce qui n’est pas bon signe). Nous sommes donc d’accord avec les ludologues pour les mettre de côté.
En revanche, les "jeux pédagogiques" sont des jeux créés par les enseignants en fonction de leurs besoins dans les classes. Le but est ici de concilier les deux avantages principaux du jeu (la motivation et la simulation) avec des objectifs pédagogiques. Et surprise... ce sont bel et bien des jeux : les élèves sont persuadés de jouer en classe et il n’est pas rare qu’ils jouent à ces mêmes jeux en dehors de la classe (sinon, pourquoi demanderaient-ils à ne pas sortir en récréation pour finir une partie comme cela arrive souvent ?). Sauf quand il s’agit de jeu d’émulation, les règles sont de véritables mécanismes de jeux qui n’ont rien à voir avec ceux des "jeux éducatifs". De toute façon, l’épreuve du test est radicale : les enseignants qui créent ces jeux les testent chez eux ou entre collègues. Or un jeu qui ennuie les adultes ennuiera aussi les élèves. Les jeux pédagogiques sont des activités qui gardent la richesse du jeu, du matériel que les élèves manipulent avec plaisir... sauf que le jeu pédagogique n’est pas libre. Néanmoins, il suffit de faire un petit tour dans une classe qui pratique ce genre d’activités pour se rendre compte que ce type de contrainte n’est pas du tout ressentie par les élèves. En même temps, ce sont également des outils pédagogiques car, conçus par les enseignants qui ont réfléchi au matériel et aux règles, ils permettent aux élèves de s’approprier des faits, des concepts, des mécanismes.
Nous n’avons certes pas la prétention d’avoir bouleversé ni la pédagogie ni la ludologie, mais tous les jeux proposés sur [notre] site ont apporté une plus-value aux classes qui les ont pratiqués. Et le plus surprenant c’est que les élèves sont persuadés de jouer... alors ?
Alors, ludologues de tous pays, mettez entre parenthèses vos présupposés théoriques et venez nous visiter dans les classes : un fécond dialogue pourrait alors probablement s’instaurer.
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1 Réseau d’enseignants qui promeut l’usage des jeux dans l’enseignement de l’histoire, de la géographie et de l’éducation civique.
2 Martine MAURIRAS-BOUSQUET. Théorie et pratique ludiques. Editions Economica, 1984.
Dans cet article, la partie synthétique sur les pédagogues a été en grande partie réalisée avec cet ouvrage.
3 Stages de formation continue à l’attention des enseignants.