Accueil > Questions de fond > Le jeu : repères et controverses > Le jeu contre l’angoisse du monde (Bruno FAIDUTTI)
jeudi 13 janvier 2011, par
Article extrait de la Lettre du GRAINE n°19, 2010.
Texte de Bruno Faidutti paru initialement sur son site personnel
Ce qui fait la spécificité du jeu, ce qui le différencie de toutes les autres activités humaines, c’est qu’il est totalement réglé, tant dans son déroulement que dans ses objectifs. Et si c’est là sa spécificité, c’est sans doute aussi pour cela que l’homme - et moi en particulier - a besoin de jouer.
Pourquoi aurions-nous besoin de règles ? Sans doute parce que le monde réel n’en a pas, ou parce que s’il en a, elles nous sont incompréhensibles. Dire que la vie est un jeu est une banalité, mais c’est aussi un truisme. La vie est tout le contraire d’un jeu.
Tout jeu présuppose la connaissance de ses règles. Nul ne connaît avec certitude et précision les "règles de la vie". Tout jeu a un but. Quel est le but de la vie ? L’argent ? Le sexe ? Sauver les baleines ?
Lequel d’entre nous sait quelle est sa place exacte, son rôle exact dans la société ? Lequel d’entre nous peut affirmer clairement et sereinement, en me regardant droit dans les yeux, qu’il est bon ou mauvais ?
L’évolution historique s’est traduit, comme Durkheim l’avait déjà bien vu il y a un siècle, par une complexité croissante de l’organisation sociale, de ses règles et de ses solidarités. Devenue trop complexe pour être compréhensible par l’homme pour lequel et par lequel elle est pourtant construite, la société devient un univers illisible, étranger, bientôt hostile. Dans un tel contexte, il n’est nul besoin d’être névrosé pour connaître une "angoisse anomique" face au mystère social.
Pour certains joueurs, des rôlistes notamment, le jeu relèverait de l’évasion. D’autres, au premier rang desquels les wargameurs, y voient une simulation, une tentative de reproduction du réel. Les joueurs d’échecs ou de go préfèreront parler de défi intellectuel, de compétition. Tous, je crois, se leurrent. Le jeu n’est pas une évasion, c’est un repli. Le jeu ne cherche pas à reproduire la complexité du réel, il cherche au contraire à y échapper par la simplification. Le jeu n’est pas un défi, c’est un renoncement.
Face à l’angoisse du réel, le jeu est un moyen de conserver sa santé mentale.
De temps à autre, l’homme moderne a besoin de faire un break, de laisser là ce monde incompréhensible et de se reposer en s’installant dans un univers plus petit, plus simple, mieux connu, rassurant. Le jeu est une simplification, une rationalisation du monde, et il importe donc que cet univers soit entièrement réglé. Celui qui joue a enfin un but précis, et des moyens précis pour tenter d’y parvenir. Le jeu, qu’il s’agisse du jeu de société classique, du jeu vidéo ou de jeu de rôle, nous offre pour quelque temps une place sûre. Celui qui joue se pose des questions tactiques ou stratégiques, mais il ne se pose plus de questions existentielles. Ça le change, ça le repose surtout, ça lui fait du bien. Et lorsqu’il a fini de jouer, il retourne quelque temps dans un monde réel qui, pour être complexe, n’en est pas moins, lui aussi, intéressant et digne d’analyse, même si celle-ci est un peu vaine.
Je me souviens, il y a quelques années, avoir défendu cette idée dans une réunion de joueurs de jeu de rôle grandeur nature. Elle a suscité une hostilité très violente, quelques joueurs affirmant avec force "le jeu ne simplifie rien, au contraire ! Notre univers de jeu est plus riche, plus complexe que le monde réel". Je comprends bien sûr cette réaction : un repli, même nécessaire, même conscient, n’est jamais glorieux. Mais ce n’est pas de gloire qu’il est question ici, c’est de lucidité et de conscience de ses limites.
Celui qui refuse toute alternative au réel, qui cherche jour et nuit à comprendre le monde, s’assigne une tâche au-dessus de ses forces et risque fort de craquer, de sombrer dans la déprime ou la névrose. Face à l’angoisse du réel, le jeu est un moyen de conserver sa santé mentale tout en gardant les pieds sur terre, de se reposer sans pour autant renoncer.
Certes, le jeu n’est pas la seule réponse à la complexité du monde, mais c’est sans doute la plus honnête. Une autre réponse, sans doute plus répandue, est l’auto-illusion (self delusion). Certains, souvent parmi ceux qui se sont épuisés pendant des années à tenter vainement de trouver un sens au monde et à leur vie, finissent pas abdiquer la raison en tentant de se convaincre que les choses sont simples. C’est de là que viennent le succès des lectures simplistes du monde que proposent, notamment, les religions. Voici le bien, voici le mal. Vous êtes les bons, ce sont les méchants. Faites ce que l’on vous dit, respectez nos règles et vous gagnerez le bonheur suprême. Les religieux, comme certains grands militants, jouent fort peu. Ils sont tranquilles et font mine d’être sérieux, de prendre le monde au sérieux, mais ce sont eux, et non les joueurs, qui se conduisent dans la vie comme dans un jeu. Ils font en effet, plus ou moins consciemment, "comme si" le monde avait des règles, "comme si" la vie avait un but. Et ce "comme si" est, depuis toujours, au cœur du jeu.
Les joueurs, en revanche, sont angoissés, souvent fatigués, car ils ont fait le choix de ne pas s’illusionner, de se coltiner quotidiennement avec le réel. Alors, de grâce, qu’on ne les blâme pas pour une ou deux soirées de break par semaine.