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jeudi 13 janvier 2011, par
Article extrait de la Lettre du GRAINE n°19, 2010.
Article de Dominique BACHELART (1).
Parmi les jeux d’enfance, la cabane tient une place particulière par l’espace spécifique de jeu « libre » qu’elle favorise.
Que ce soit une hutte sommaire en branchages, un creux dans un arbre, un refuge loin des habitations, le terme générique de cabane désigne un espace précaire dans lequel on s’abrite. Les cabanes sont des formes d’habitat humble, d’abri pour vivre temporairement. Elles empruntent aux expériences archaïques de l’espèce humaine pour se protéger de l’extérieur, des prédateurs, de la pluie, du vent, de la chaleur. Bâties avec des planches, des tôles, faites de cordes tendues dans les arbres sur lesquelles on accroche des branchages ou d’un simple drap sur une table qui délimite un espace imaginaire, les cabanes revêtent une infinité de formes.
Parmi les souvenirs d’enfance, la construction des cabanes a un statut particulier par la puissance évocatrice de moments jubilatoires. La cabane offre un abri, un habitat intime et éphémère, fait découvrir l’autoconstruction et l’architecture modeste.
Tout d’abord parce qu’ils occupent une place particulière dans la trajectoire personnelle entre l’enfance et l’âge adulte par les processus d’initiation, de transition, de socialisation qui soutiennent le développement de l’enfant. En second lieu, si les jeux de cabane perdurent, la pratique évolue au fil des générations que nous avons interrogées. Elle est alors significative de la place donnée à l’enfant dans nos aménagements et dans nos choix éducatifs. Enfin, comme jeu « à l’air libre », elle met en contact avec des fragments de « nature » et nous rappelle que si l’homme est un animal domiciliaire, sa capacité d’habiter et son bien-être ne peuvent se contenter d’un logement « container » et ont besoin de liens émotionnels positifs avec la diversité de la vie animale et végétale.
Selon les âges, la cabane est refuge, espace de jeux moteurs, de jeux de socialisation, espace solitaire, de découverte de l’autre sexe, lieux insérés dans des projets. Les pédopsychiatres et les psychanalystes ont montré à la suite de Winnicott l’importance de ces « aires transitionnelles » et la fonction des jeux dans le développement de l’enfant. « C’est en jouant et seulement en jouant que l’individu enfant ou adulte est capable d’être actif et d’utiliser sa personnalité toute entière. C’est seulement en étant actif que l’individu découvre le soi » (Winnicott, 1975, p. 100). Le « cabanisme » est un phénomène anthropologique majeur dans le développement de l’enfant dans sa recherche de lieux spéciaux pour « se » construire.
Comme espace privé intermédiaire, les jeux dans la cabane participent de la prise d’autonomie progressive de l’enfant et ouvrent pour lui une voie d’accès à son intimité. Dans l’expérience de la cabane, l’enfant construit son intériorité et par conséquent son rapport à l’autre. Au cours des premières années l’enfant apprend graduellement à se distancier des personnes qui ont de l’importance à ces yeux et à se différencier d’elles.
Il y expérimente avec des pairs des jeux du « comme si » qui explorent les rôles des adultes, de manière différente selon les âges. Les enfants les plus jeunes jouent à la maman et au papa. Ils ne se contentent pas d’imiter les relations familiales qu’ils connaissent. Ils construisent plutôt un idéal type de la famille réinventant à partir des réalités individuelles contrastées une version épurée qui peut se réduire à la trilogie papa/maman/bébé, et, manger/dormir/jouer (Delalande, 2006).
La cabane comme habitat qu’elle soit de l’ordre de la coquille, de la hutte ou du nid, renvoie toujours à quelque récit fondateur qui se rejoue à travers elle. Cet espace potentiel peut fonctionner comme une aire transitionnelle qui remplit une fonction de passage entre l’attachement à la mère et d’autres objets de l’environnement. Une certaine angoisse peut se manifester dans cette zone frontière, de limite, de symbiose-séparation, condition pour le sujet de naître au symbolique.
La cabane se situe d’abord dans l’espace des parents, dans l’habitat choisi et aménagé par eux dans les limites autorisées par leur statut social. Les us, coutumes et règles qui y prévalent font de la maison un terrain d’éducation. L’enfant se détache progressivement du portage de l’habitat assuré par les parents. Il prend sa place, y laisse des traces et nourrit cet « habiter », si l’on lui en laisse le loisir, s’il n’est pas affecté par leur état psychique, si les parents ne stérilisent pas l’espace en laissant peu de « jeu », dans tous les sens du terme, aux enfants (Le Run, 2006, p. 34).
Plus tard, en s’éloignant de la maison, la création ouvre aussi aux « robinsonnades. » On s’y sent « explorateur-ermite » et l’on « essaye de vivre dans la nature sans rien d’autre, en mangeant des fleurs ».
On peut y vivre, sans être sous le regard normatif des adultes, ses pulsions sadiques à l’égard des animaux, un sentiment de parenté intime avec un arbre, la découverte d’un élément de prédilection. On y partage l’aventure de « se suffire à soi-même, de pouvoir subvenir à ses besoins dans la nature, de pouvoir y survivre ». On y éprouve « la sensation, l’idée d’une petite tribu qui s’adapte à la saison pour trouver ses ressources (manger des châtaignes, s’essayer à la conservation des aliments, découvrir des goûts, des saveurs) ».
Cette pratique est sexuée et cette sexuation est un phénomène constant à travers les générations même si les rapports sociaux de genre dans les jeux de socialisation sont moins clivés aujourd’hui.
L’habitat « bric-brac » est un puissant support d’aventures ludiques et de créativité infinies. La possibilité d’habiter au sens plein réside dans l’existence d’une intériorité, d’une intimité, d’un chez-soi où pouvoir s’isoler. Certains enfants n’accèdent pas à cette sortie de la carapace et recherchent l’immuabilité. D’autres semblent être partout et nulle part sans pouvoir se poser. La possibilité « d’habiter » est cette capacité de se recueillir et d’accueillir, qui se constitue à partir de l’intimité projetée, ici dans la cabane. La cabane - comme la maison - est une enceinte protectrice contre les turbulences pulsionnelles. Elle agit comme une peau psychique, comme contenant comme espace que l’on s’approprie tout en se détachant du reste. C’est cette pratique, comme « faire », comme « art de faire », qui permet « l’habiter-être » et la construction de soi, du « soi » à travers l’expérience cabanière. La cabane apparaît alors comme une co-émergence sujet-objet. On s’y installe en assumant la responsabilité de créer… Il fait bon être dedans, y trouver un abri où l’on est protégé, y compris de « la nature » déchaînée ou de soi-même.
A l’extérieur de la maison, la relation à la « cabane » s’exprime dans la jouissance vécue du rapport avec la nature, dans un rapport physique à travers le transport de matériaux, la construction, les intempéries, les senteurs de fougère, de terre… Une cabane, ça se respire, ça se touche, ça se fantasme, comme un lieu d’accueil possible qui fait rêver, penser, se perdre. La construction de la cabane est alors une expérience de défis matériels, de résistance avec laquelle il faut travailler, des capacités de nos corps de façonner des objets matériaux qui permettent un large champ d’actions créatrices. C’est une œuvre qui n’existe pas a priori, il faut la construire ensemble, en vivant une aventure, mieux une épopée.
Cette expérience se stérilise s’il est interdit de couper du bois, si l’on a peur que l’enfant se serve d’un couteau, d’un marteau, d’une serpette, d’une scie. Ces outils ne sont plus présents dans l’univers quotidien des enfants. Si par bonheur ils y ont accès, il faut en ré-apprendre l’usage et la maîtrise. Cette expérience n’est pas « hors sol » ni « extra-terrestre ». Les objets sont réels au sens où ils font partie de la réalité partagée et ne sont pas simplement un faisceau de projection.
Les enfants y développent une maturité affective avec l’environnement non humain que H. Searles définit comme une capacité d’éprouver un sentiment de parenté avec le monde non humain (la terre, l’arbre, les animaux, les éléments…) et le maintien de la conscience de son individualité en tant qu’être humain.
(Voir tableau de l’évolution des fonctions des cabanes et développement de l’enfant à l’adolescent)
Les enfants sont à la fois des héritiers des cabanes faites avec leurs parents et les façonniers de nouvelles pratiques inscrites dans la culture de leur génération. Les récits des sexagénaires souvent inscrits dans une société rurale, agricole et artisanale mettent en évidence la grande liberté laissée aux enfants pour jouer dans la rue ou dans les entours du village. Cette liberté était contrastée avec des impératifs horaires stricts : « à sept heure, il fallait être rentré » et un contrôle social de tous les adultes sur les enfants : « si tu avais fait une bêtise, quand tu rentrais le soir tes parents étaient déjà au courant ».
Les jeunes d’une vingtaine d’années sont encore très nombreux à avoir eu de belles expériences « cabanières », autour de leurs maisons, pendant les vacances, en centre de loisirs, dans de rares cours d’école encore non bitumées.
Les enfants/ados d’aujourd’hui sont aux prises avec une économie médiatico-publicitaire qui standardise jusqu’à la cabane. En plastique, aux couleurs vives, elle n’offre plus de défi de construction, ni d’expérience matérielle riche. Auraient-ils d’ailleurs le temps pour faire des cabanes ? Les cultures de l’enfance actuelles laissent moins d’espace-temps pour cette expérience. Les enfants sont largement pris en charge à l’extérieur de l’espace domestique dans le cadre de multiples institutions qui occupent et régulent leur temps, en centre de loisir, centre sportif, ateliers éducatifs… dans des loisirs encadrés, obligatoires, contrôlés par les adultes. « Ces occupations ne leur laissent pas le temps de chercher à découvrir leurs limites, ni l’espace pour connaître le goût de la liberté » (Sarmento, 2006, p.312). Les générations plus jeunes sont marquées par la redéfinition des âges et des lieux de la vie et une prématuration adolescente qui s’investie dans une culture de la « chambre » plus que celle de la rue. Avec l’urbanisation, la peur du risque pour les enfants, s’est créé un mouvement « d’intérieurisation » qui les font passer de la rue à la « culture de la chambre ». Un mouvement parallèle articule la culture des médias à la culture de la chambre. Les préadolescents ont la possibilité de construire de nouveaux loisirs technologiques et médiatiques qui échappent au groupe de pairs et aux adultes.
Est-ce à dire que la pratique de la cabane est périmée ? L’opération « cabane » en 2001-2002 laisserait à penser que la cabane reste un ferment imaginaire. Conduite par le Ministère de l’Éducation nationale, Ministère de la culture, Institut français d’architecture avait pour objectif de familiariser les enfants à l’univers de l’architecture. 200 classes sélectionnées sur les 400 candidates, à travers toute la France, ont imaginé et construit la cabane de leur rêve en partenariat avec un architecte (2). Pourtant cet optimisme n’est pas largement partagé. L’inquiétude d’une altération des relations de l’homme non seulement avec lui-même et avec ses semblables, mais aussi avec son environnement non humain n’est pas récente. Qu’apprend-on dans un monde où l’individu est habitué à traiter sans amour des biens matériels surabondants ? Fait-on des cabanes sur « second life » ? Qu’est-ce qui constitue l’espace potentiel psychique de contenance et d’enveloppement que permettait la cabane ? Comment se transforme la matérialité de nos expériences corporelles dans les usages plus virtuels qui sont proposés aux enfants ?
Accordons davantage de valeurs
à la nature
qui perdure près de nous
La disparition (relative) des jeux de cabane est aussi significative de la perte de lieux appropriés. La richesse des jeux autour de la cabane attire notre attention et nous incite à apprendre à mieux apprécier les petits fragments artificiels de nature qui nous entoure.
Par l’éducation à l’environnement, il ne s’agit pas seulement d’inciter les enfants à protéger la planète, à défendre des espèces et des territoires « sauvages ». Les récits de cabane montrent combien l’arbre dans le jardin sert à représenter le reste de la nature et par procuration notre relation à cette nature. L’enfant y découvre la myriade de formes de vie avec qui nous partageons notre planète.
Même si nous acceptons le fait qu’aucun endroit sur Terre ne reste vierge de l’influence humaine, nous avons tendance à penser les choses et les lieux comme étant sauvages ou domestiques, artificiels ou naturels. Cette vision dichotomique - sauvage contre domestique, naturel contre non-naturel risque de nous faire oublier nos environnements proches et plus domestiqués (villes, exploitations agricoles) en focalisant notre intérêt écologique pour les étendues sauvages lointaines et isolées. Ce que révèle l’expérience de la cabane, c’est l’importance des expériences affectives, soutenues par une sensorialité riche pour construire un lien avec notre environnement non-humain et inviterait les adultes à gagner en volonté de s’occuper plus de notre environnement dans une perspective d’ensemble.
L’attention à la qualité de l’environnement local et à la justice environnementale entre les enfants pourraient nous aider à mieux définir nos approches de reconstruction des habitats humains ainsi que de restauration des habitats dégradés. Et élargir notre sensibilité écologique jusqu’à des habitats apparemment infimes et marginaux, les humbles lieux et les expériences à proximité de chez soi...
1 Maîtresse de conférences à l’IUT Carrières sociales de l’Université de Tours.
2 http://cabanes.ressources.org : La revue des ressources sur la cabane.
http://www.binternet.com/fulton/treehous.htm : guide de construction, exemples de cabanes dans les bois du monde entier, plans.
www.sitewan.org : plate-forme multimédia de la communauté des cabanes.
Cabanes construis ton aventure : Institut Français d’architecture, Ed Jean Michel Place, Paris.
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Éléments bibliographiques :
- BACHELART Dominique, « S’encabaner », art constructeur et fonctions de la cabane selon les âges : Exploration biographique et photographique », in actes du colloque Habiter : l’ancrage territorial comme support pour l’éducation à l’environnement, La Rochelle, 24 & 25 juin 2010
- HUERRE Patrice, « L’enfant et les cabanes », Enfances & Psy 2006/4, n°33, pp.20-26
- SARMENTO Manuel Jacinto, « Les cultures de l’enfance au carrefour de la seconde modernité, » in Sirota Régine, (dir de), Eléments pour une sociologie de l’enfance, Rennes PUR, 2006, 307-316pp
- SEARLES Harold. L’environnement non humain, Gallimard, (1960), 1986. 398 p.
- WALER Donald M, « Retour à la vraie nature », Ecologie et politique n°39, 2009
- WINNICOTT D. W. Jeu et réalité, l’espace potentiel. Gallimard, 1975.